Il m'en faut peu pour être nerveux, vraiment très peu pour être nerveux
D'habitude, je suis d'un naturel calme, presque zen,
limite plante. J'observe, j'écoute, je fais mes petites blagues, je me
froisse parfois mais dans la grande majorité des cas, je ne m'énerve
pas.
Par quel miracle ? Simplement parce que cela me fatigue, que ça ne sert
à rien, que ça ne résoud rien et que ça m'encombre l'esprit plus
qu'autre chose. Et pour bien ne pas m'énerver, j'ai un secret : je
pique une bonne grosse crise de nerfs une fois de temps en temps.
Disons une fois tous les cinq ans pour maintenir la forme.
Tel l'écureuil qui fait sa provision de noisettes avant l'hiver, quand
l'occasion se présente, je me défoule pour les années à venir. Et tant
pis si la personne devant moi est traumatisée pour quelques temps
(fallait pas me chercher non plus).
Heureusement parfois, je suis en mode semi-colère, une partie de moi
étant prête à défoncer la gueule de l'enflûre qui a osé me titiller,
tandis que l'autre, plus sage, prône le respect, me parle des
conséquences que pourraient avoir mes actes si un drame arrivait, me
montre le côté floral de la vie, me ferait écouter du Mozart si j'avais
la patience de mettre un casque.
Ainsi un client de mon ancien cinéma a eu la chance de ne pas recevoir
un coup de chaîne en pleine tête (alors que bon, il l'avait un peu
mérité), tout ça parce que mon amie la Voie de la Raison m'a fait un
joli mot pour mon employeur, lui demandant de m'arrêter de travailler
s'il ne voulait pas voir la tête de ce gros con en sang en train
d'agonir sa mère devant notre belle enseigne. Tout comme un autre
imbécile n'a pas reçu mon omelette chaude en pleine figure avant d'être
viré de chez moi et lancé dans les escaliers après une blague de fort mauvais gout sur mon chat disparu.
Souvent, ces crises me prennent au dépourvu. Je peux être d'humeur
jovial cinq secondes avant. Rien ne prévient. Il faut juste me
chatouiller au mauvais endroit et soudain, je suis une autre personne.
Comme cette soirée chez des amis de ma femme (ma copine, ma moitié, ma
cops, ma compagne, ma femme de ma vie, ma celle que j'kiff'toa (rayez
la mention inutile) où pour faire connaissance, j'engage la
conversation avec une charmante inconnue. Elle discutait livres avec
une amie à moi. Pas de quoi s'énerver, donc.
Mon amie lui parlait de Benacquista, des derniers livres qu'elle aimait
et qui me plaisent aussi. Sans la regarder, l'autre renvoya tous ces
auteurs chez leur mère.
- Totalement crottique, dit elle sans nous regarder. Comparé à Shakeaspeare, franchement...
"Comparé à Shakeaspeare franchement quoi ?" me demandais je. Mais je
gardais ma réflexion pour moi car la libellule sait garder le cap face au vent violent.
Pendant deux minutes, elle nous expliqua que Chakspire c'était bien,
c'était merveilleux, c'était plus que chouette (elle avait du
vocabulaire, pas moi). Parce que je suis un type sympa, je confirmais.
Il écrivait comme un beau salaud. Et pour son époque, c'est pas mal.
C'est même... Non franchement. Respect
Mais bon. On va pas lire du Shakeaspeare toute notre vie, il y a
d'autres auteurs, y a Pouy, Dantec dans ses bons polars, Jonquet et
quelques autres... Non ? Non, me répondit la pute normalienne. Chakspire et c'est tout. Ou alors Marrieussecq .
Je pris une grande inspiration, repensant au miracle de la nature qui a
chaque printemps renaît, et tenta une réponse neutre pour expliquer
diplomatiquement tout le peu de bien que je pensais de cet auteur.
J'avais lu "Truismes" en espérant me régaler. C'est peu de dire que le
style m'a déçu. J'aurai trouvé ça magnifique dans une dictée.
Elle rigola spontanément. Qu'est ce qu'un beauf comme moi y connaissait en littérature ?
Je pris sur moi. Souvent sous la glace se cache une fleur qui ne
demande qu'à pousser. Peut être avait elle
raison après tout.
Nous n'avions pas les mêmes goûts niveau livre, peut être trouverions
nous un autre centre d'intêret commun. Mon amie enchaina sagement sur
la musique, parla d'un album de jazz qui l'avait emballé.
La Normalienne fit la grimace, hésita un instant avant de nous répondre d'un air dégouté : "Je n'ai rien contre les noirs... "
"... Moi si", coupai je. Prise au piège de ta propre connerie, me dis
je avec fierté. Toi qui étudie le langage, je t'ai bien eu. Elle osa
enfin me regarder comme si j'étais une poubelle à descendre.
- Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, reprit elle vexée.
Vas y ma chérie, développe ton argument. J'ai envie de te voir t'enfoncer un peu plus.
- Je veux dire, j'écoute 80 pour cent de classique et 20 pour cent de
contemporain et j'estime, à juste titre, que ceux qui font l'inverse,
n'ont pas les mêmes valeurs (enfin, je veux dire, c'est crottique non ?
)...
Lorsque la neige a fondu, l'oiseau éclaterait bien le vers pour voir
s'il fait encore le malin coupé en deux , ce petit bouffon . Pourquoi
me suis je senti visé par cette phrase ? Pourquoi l'ai je pris si à
coeur ? Mystère. Toujours est il qu'elle a perdu un peu de son
audition quand j'ai hurlé
- MAIS T'ES QU'UNE SOMBRE CONNASSE !!! T ES VRAIMENT LA DERNIERE DES
CONNES ET ON A DU T'INVITER POUR MONTRER QU'IL EN EXISTE EN VRAI. SALE
CONNE SNOBINARDE QUI CROIT QUE SON CUL SENT LA ROSE ET SE PREND POUR
UNE LUMIERE PARCE QU'ELLE A LU UN LIVRE !!! ET OUI-OUI, C'EST
SUFFISAMMENT BON POUR TON QI ????!!! CONNASSE !!!!
Il y eut un silence gêné, elle était comme pétrifiée.... Bon d'accord, je me
fis un peu remarqué. Ses amies l'entourèrent soit le reste des invités.
Et moi, je me sentais bien. Le printemps pouvait revenir, je m'étais
payé une bonne tranche de conne pour les prochaines années.
Nous n'avons plus été invité dans ces soirées. Ma femme (ma feumeu, ma
chère et tendre, mon épouse, l'élue de mon coeur) ne m'en a jamais
voulu.
- Elle n'a eu que ce qu'elle mérite cette pétasse.
On n'est pas une moitié pour rien.