Stone, le monde est stone
- Tu me promets de ne pas boire, hein ?
- Mais non, c'est bon, je suis pas stupide non plus...
- Sûr sûr, hein ?
- Mais oui, sûr sûr....
Je
n'ai pas dû beaucoup insister pour obtenir les clés. De toute façon, à
mon âge, je ne risque plus grand chose. Pas de menace de fessées, je
demande plus par politesse qu'autre chose. Elle m'aurait dit non, je me
serais quand même servi en faisant croire que je partais à pied. Je
veux les clés, je les prends. Point barre.
Même si ma promesse n'était qu'une demi vérité.
Non,
je ne boirais pas une goutte d'alcool, promis, juré, craché. Pour le
reste par contre, je n'ai rien promis. Et ça tombe bien. Ce soir j'ai
l'intention de tirer sur mon premier joint.
Dix huit ans,
c'est un peu tard, j'en conviens. Mais jusque là, je n'ai pas voulu
suivre la mode. Je trouvais ça con de reproduire le même schéma que les
autres, de prendre la posture du rebelle en suivant le groupe des yeux
rouges. Et puis ceux que je voyais fumer terminaient irrémédiablement
seuls, l'air passablement embrumés, allant se coucher avant les autres,
incapables d'articuler deux mots, tombant de sommeil comme des vieux
papys fatigués.
Si la mode, c'était de ressembler à des centenaires de quinze ans, je m'en passais sans problème. Merci
Alors pourquoi ce soir spécialement ?
Il
y a toujours plein de bonnes raisons dont on ne se souvient plus par la
suite. Peut être simplement que j'étais prêt. Que je n'étais pas si
loin, à peine deux kilomètres pour rentrer, et que j'avais de très bons
guides à mes côtés. Notamment un ami, spécialiste en drogues douces,
véritable expert en expédition mentale. Je me sentais en sécurité. Je
ne me méfiais plus des joints. Et puis enfin, il faut bien essayer une
fois pour se faire un avis.
Pendant que tout le monde roulait, j'allumais ma clope, attendant patiemment que les premiers collages se terminent.
En fond musical, les Floyds nous jouaient la dépression en multipiste. Discussions classiques de mecs qui roulent
- T'entends le bruit du clocher derrière ? Ecoute... il y a même une voix d'enfant en surimpression...
- D't'façon, j'fait mon BTS, voilà, après je leur dit c'est bon, quoi, salut...
-
La première fois, on était trois. T'sais c'est tout petit en fait.
T'ouvres, tu lêches et t'attend un peu que les premiers effets montent...
- On veut s'installer là bas parce qu'ici franchement, c'est l'enfer. alors que là bas, c'est pas du tout la même logique...
Les
premiers pèts passent de mains en mains. J'observe connement pour
comprendre les coutumes. Comment il faut aspirer, combien de temps il
faut le conserver, à partir de combien de tafs, ça devient impoli de le
garder. Il y a plein de choses à savoir quand on veut s'initier. Mon
guide me tend son premier joint. Petit sourire en coin.
- Alors... prêt ?
- Ch'ais pas... On verra...
Je
tire dessus. Allez, mon gars, en route pour la joie. Mais d'abord une
démangeaison au fond de la gorge comme si le tabac était coupé au
poils. Je tousse un peu, l'impression de louper mon entrée. Il faut me ressaisir. Je tire en me tenant droit, histoire
d'avoir l'air important. Je contrôle mieux la situation. Une dernière
latte et je passe au voisin. Partageons, partageons, moi c'est juste
pour l'expérience.
Alors, qu'est ce que ça fait ?
Le
pire ce serait de ne rien sentir. D'avoir juste l'air d'un con qui
ferait semblant d'être parti. De me donner l'air de planer pour passer
inaperçu. J'en serais vexé. J'attends un peu, peut être vais je rire
bêtement. Je ne suis sûr de rien. En attendant, j'écoute les discussions.
- Sur le 33 tours,
t'entends clairement "Paul is dead, we miss him" quand tu le mets à
l'envers. Y a un bruit de flammes par dessus qui laisse aucun doute.
Accident de voiture. Mort brûlé vif. Alors je sais pas, si ça se
trouve, c'est un sosie qui chante maintenant...
T'imagines...
- Je regardais le chat. On sautait de toît
en toît. Je faisais les mêmes bons que lui, j'étais calé sur son
rythme. On jouait tous les deux. J'allais de plus en plus vite. Je
sentais le vent sur mes moustaches. J'ai perdu un ongle sur une maison
molle. ça m'a déséquilibré. Je suis retombé sur mes pattes. Il m'a dit
qu'on arrêtait. J'ai protesté en miaulant. On a repris la course
On me propose un nouveau joint. J'accepte volontiers. Il me faudrait bien ça pour accélérer l'effet.
-
Après je pars en stage chez des amis qui tiennent un salon de tatouage.
Ils m'ont déjà proposé, à chaque fois c'est "tu viens quand tu veux,
on te loge, on t'apprend". Ils ont l'âge de mes remp's mais c'est rien
à voir. Chez eux, c'est la nature, y a des chèvres, y a du vrai lait.
Ils ont pas de télé, tu vois. Eux au moins, ils ont vécu des trucs, ils sont pas enfermés... Y a du sens, quoi...
La tête me tourne un peu, la fatigue me tombe dessus. Comme si une chape de plomb venait d'être greffée sur le haut du crâne.
-
Et puis les gens là bas, ils sont ouverts. C'est la misère et
tout mais franchement, ils t'accueillent à bras ouverts. C'est toujours
la main sur le coeur. Ils te donneraient tout rien que pour tu sois
bien. Et puis, c'est pas les mêmes pauvres qu'ici. Je veux dire, y a
des super pauvres, des ermites, des gens qui vivent dehors, qui sont
sales et tout, et c'est rien, personne les chasse, y sont acceptés, tu
vois...
Wooo, tu perds le contrôle, reprends toi... C'est pas le
moment là. Non mais oh. Deux petites lattes et tu t'endors ?? Même
pour une première fois, c'est petit joueur. Ecoute plutôt ton guide là,
il te dit un truc.
- Te couche pas surtout, ce sera pire...
Il
a lu dans mes pensées. Je suis un livre ouvert. Tout le monde peut voir
ce que je pense. Je suis nu devant l'assemblée. Ils font comme s'ils
discutaient mais c'est pour mieux cacher que je leur fous la honte. Je
suis sûr qu'ils se demandent qui m'a amené. Je regarde notre hôtesse.
Une jolie brune avec un Keffié. Son mec vaguement barbu tire sur un
nouveau joint. Mon voisin roule à côté de moi. Tout le monde à les
mains bien occupées. Y a que moi qui fait rien, qui observe, qui se la
joue bande à part. J'ai honte.
- Si tu sépares les pistes,
t'entends bien le poème. C'est un dialecte allemand tiré d'un recueil
écrit par le fondateur d'une secte satanique. Un type qui croyait qu'il
fallait vivre sous terre pour éviter l'Apocalypse, pour se rapprocher
de la base. Le bassiste était à fond là dedans. Il avait des théories
sur le sacrifice, sur la valeur du sang. Les autres suivaient
mais sans plus, vaguement en fait. Et c'est lui qu'on entend en fond. C'est comme
une offrande. Il est mort quelques temps après. Une combustion
spontanée en plein concert.
Je me sens comme sur un manège. Tout tourne autour
de moi. ça va vite. Très vite. Je n'ai pas le temps de fixer mon regard
que ça tourne encore.
- C'est sa mère qui l'a découvert. Il
tournait sur lui-même à cause de la corde. T'imagines l'horreur ?? Moi,
à un moment, ça m'a traversé l'esprit aussi. Mais quand j'ai appris
ça, recta, ça m'a calmé. Je préfère vivre, tu vois, et tant pis si on
souffre. D't'façon, on vit pour souffrir alors ça sert à rien...
Mon estomac
essaie de suivre le mouvement. Je ne sais plus comment me mettre.
J'irais bien aux toilettes m'asperger le front. Je sue, je le sens, je
goutte complètement. Il fait chaud. Je claque des dents. ça va pas
vraiment.
- J'ai posé mon oreille dessus et la statue m'a
parlé. Je savais que c'était pas vrai et en même temps... C'était réel. Elle m'a dit des trucs que je savais pas. Je lui ai
demandé qui elle était, pourquoi elle était là. Et elle m'a répondu. Il
n'y avait pas de son mais on se comprenait. C'était taré. Et j'ai
vérifié après. Tout ce qu'elle m'a dit, c'était vrai.
La salle
de bain se libère. Je fonce en me retenant de vomir. Toute cette fumée.
Il faut que ça sorte. Je m'asperge d'eau froide. Rien n'y fait. C'est
au fond de moi. J'ai envie de vomir mais je n'y arrive pas. Attendre,
rester ici, attendre. Je m'asseois sur le siège et je le vois qui se
moque de moi. Avec sa brosse entre les dents et son sourire moqueur. Il
a beau n'être qu'un poster, je sais que c'est de moi que rit ce
chimpanzé. Il n'y a personne d'autres ici. Pourquoi se moque t'il ? Je ne le connais pas. Moi, je le respecte. Et
c'est facile de se moquer.
Je fais abstraction, je reprends mon souffle.
C'est le point qui faut faire. Alors, quelle est la suite à donner à cet évènement.
Soit
je reste et demain, je ferais corps avec la moquette, je serais mort
d'avoir trop fumé. On me cachera dans la cave et dans quelques années,
je ne serais plus qu'un squelette bouffé par les rats. Tout ça pour une
bête expérience d'un soir.
Soit je rentre.
Arriverais
je à conduire ? Rien n'est moins sûr. Mais il le faut. Je n'habite pas
si loin, si je roule lentement, je devrais y arriver. Allez, on se
lève, on dit au revoir avec un sourire. On quitte le lieu l'air de
rien. Le but c'est de rentrer. Fuir. Allez, c'est parti. J'ouvre la
porte.
- ... Ils se sont rencontrés dans une communauté. Elle
était infirmière mais elle préférait le jonglage et lui, il avait
toujours écrit des tracts pour les manifestations. Il y a eu un coup de
foudre, tu vois, et ils sont partis se faire une idée du monde. Lui a
trippé sur les Maoris, leur tatouage, les tribus et tout. Il a acheté
des livres dessus, des tas de livres pour savoir comment faire, ce que
ça signifie, qui est quoi. Y a tout un code pour être initié....
- Bon ben au revoir...
- Tu pars déjà ?
- Ouais, je suis....
- Tu veux que je te raccompagne ?
- ... Chais pas
- Assis toi, j'en roule un dernier et je te ramène...
- Non non, c'est bon, salut...
Je
claque la porte. Fuir. Loin. Clé. Voiture. Starter. Moteur. Route.
'Tention en sortant. Merde. Putain de trottoir, je l'avais pas vu. Se
concentrer. Route. Feu rouge. Je m'arrête. Vert pour le piéton. Triste
bonhomme condamné à passer. Le rouge n'est pas mieux qui attend toute
sa vie.
Vert, Première, tout droit, fourgon, flics, arrêt de
voitures. Signe. "Rangez-vous". D'où j'arrive à traduire ça ?? Se
concentrer. Merde. Merde. Et merde.
Ma promesse, ma crédibilité,
ma vie. Tout est foutu. Je vais passer la nuit en taule. Je suis un
criminel. Et si jamais j'avais eu un accident, hein, t'y as pensé au
moins ? Ma mère en pleurs. Ma famille déshonorée. Merde. J'aurais beau
dire que je faisais du 30, ça ne changera rien.
Signe. "Baissez votre vitre". Où apprennent ils ce langage que tout le monde comprend ?
- Bonjour monsieur. Contrôle. Couper le moteur, s'il vous plaît.
Racle
ta gorge, prend un ton assuré. T'as l'air fatigué, c'est normal. Il est
tard. Papiers du véhicule ? Je les ai, les voici. Permis ? Permis. Et
les autres qui fument encore. J'ai la gerbe rien que d'y penser.
- Sortez du véhicule, s'il vous plait.
Merde,
il m'arrête. Je suis le méchant. Ils m'ont eu. Ce soir, je dors au
poste. La ville est tranquille. Le malfrat est sous les verrous,
générique de fin.
- Vous allez venir souffler dans l'alcootest...
Pourquoi
les génériques de fin sont ils si courts ? Il y a du monde pourtant.
Et leurs familles aimeraient bien voir leur nom...
- S'il vous plaît...
Souffler.
Je suis cuit. Il va le voir. Il le sait. Dans le fourgon, déjà quatre
malheureux attendent. Depuis combien de temps ? Pourrais je pleurer un
coup ? Est ce que ça se fait quand on est prisonnier ?
- Merci...
Je
tends le ballon. Il prend son air sérieux. C'est pas la peine. Je sais.
Autant y aller tout de suite. Faites moi une place. Ma mère va me
démolir.
- C'est bon vous pouvez repartir....
...
Véhicule,
clé, siège, ceinture, moteur, volant, première, en douceur, seconde,
doux doux doux, troisième, da da da, feu rouge, is all I want to say to
you... Clignotant. Ting Tong Ting Tong. Vert. Je tourne...
Et je m'enfuis !!!!
Au
final, j'arrive à rejoindre péniblement ma chambre après avoir trouvé
la plus grande place ne nécessitant pas de créneau. Effondré sur mon
lit, j'attends que le manège s'arrête. La terre tourne en disant
"Allez, on y va messieurs dames, c'est samedi soir, tout doit tourner".
- Alors ??? T'es parti tôt samedi...
- C'est à dire que je me sentais pas très bien...
- Ouais, j'aurais dû te prévenir. Gégé, il met de l'opium dans sa beu...
- Ah oui, tiens, t'aurais du me prévenir...
N'oubliez pas le guide. Mon poing dans la gueule. Je ne l'oublie pas.