Il ne faut jamais dire fontaine...
- Regarde Maman, la roue crache de
l'eau !
- Et la dame... Tu l'as vu la
grosse dame ? Attention, Jean Philippe, ne te penche pas trop,
tu vas tomber...
Il ne va pas se noyer ton con de fils, il y
a à peine vingt centimètres d'eau dans cette mare à la con. Et encore,
uniquement les jours de pluie. Se réveiller là dessus, pour un
peu, ça me foutrait la gerbe. Si j'avais la force, je le pousserais
moi-même dans l'eau son nabot. Juste pour rire... Si j'avais la force...
J'ouvre un oeil. Même vu d'ici, on sent bien
que le printemps revient. Le touristes sont là agglutinés autour de cette chose
qui leur éjacule des hectolitres d'eau à la gueule. Ils filment, ils
photographient, ils posent devant comme des blaireaux qu'ils sont. Et
ils empiettent sur mon terrain.
J'ai du mal à me relever. Encore
une nuit à dormir dans la rue. Une nuit de plus en attendant ce soir.
A quelques mètres devant moi, une grosse dondon en bermuda fluo s'installe sur
le rebord de l'installation. Elle croise mon regard, je lui envoie un
sourire. Elle décline l'offre en regardant ailleurs. Habillée
en tue l'amour, elle n'a pourtant rien à craindre. Un
petit sourire pour la photo. Mon Dieu, c'est encore pire que ce que je
croyais. Quelle nationalité accepte des gens aussi laid ?
Elle baragouine avec son ami. Supèwe ma
chèwe, cé trou chou, no. Mare velleusse...
Américaine donc, élevée en batterie
certainement.
-Scusez-moi, monsieur, on voudrait
jouer.
Je lève la tête, pratiquement jusqu'au
soleil. Un gamin à ballon accompagné par deux autres morveux. Je tousse un peu
et prend ma voix d'homme responsable.
- Sois gentil, gamin. Dégage ...
- C'est notre terrain. On voudrait jouer...
Il comprend le franglish, lui ou quoi ?! Je
cuve, merde. J'irais nulle part. Le dimanche est à tout le monde et le mien,
c'est ici. Va voir ailleurs, moucheron.
Le gamin se tourne vers ses parents qui
brunchent en terrasse à quelques pas de là. Ils n'en perdent pas une miette.
- S'il vous plait. Je vais demander à mon
père sinon...
Je lui lance un regard noir. Ce petit
con le soutient. Je me redresse franchement. Debout, je suis plus grand que
lui. Bien plus grand. Il recule un peu sans quitter mes yeux. Il est tendu. Je
souris. Je suis le croquemitaine et je ne vais faire qu'une bouchée de toi,
petit.
Deux flics en civil surveillent au coin
de la rue. Je les connais bien. Eux aussi. Est-ce un crime de vouloir
foutre une bonne frousse à un môme ? Regardez le... Ah, non, ça il n'a pas
peur, il est carrément terrifié. Et il continue quand même à soutenir mon
regard. Je ne résiste pas, il est trop fendard avec sa tronche de cake, il
m'arrache mon premier vrai sourire de la journée. Il a quoi ? Dix
ans, à peine. Il me rappelle un autre enfant.
- Et qui va faire le goal ?
Ils s'interrogent, personne pour répondre.
C'est bien la peine de venir à trois si y en a pas un qui pense.
-Et si je gardais les cages ? Hein ?
Arrête de me regarder comme ça, Ducon. C'est
une proposition honnête d'un type qui se réveille et qui cherche le compromis.
Rien que de me relever, j'ai déjà mal partout. Alors en attendant que tout
se remette en place. Je garde les buts. J'ai toujours gardé les buts. On
regarde les autres s'époumoner sans rien faire. La vie comme je l'aime.
- D'accord.
ça le ravit pas des masses mais grâce à moi,
il aura appris le dialogue. C'est bien mon gars, t'iras loin dans la vie. C'est
une cloche qui te le dis.
Le match s'engage, ses parents reprennent le
fil de leur conversation. Les policiers arbitrent le match de loin,
histoire de se divertir un peu.
Jeunesse pleine de vie qui dribble, passe,
et... merde. C'est allé trop vite. Je n'ai pas eu le temps de
voir venir. La balle est rentrée.
- T'es nul comme goal...
-Un peu de respect pour les anciens, s'il te
plaît...
Il me renvoie un bête sourire. Et moi,
bizarrement, ça me touche. ça me rappelle une vieille histoire, à quelques
stations de métro. Une histoire de femmes, forcément. Tu ne peux pas
comprendre; gamin.
- Attention !!!
En pleine tête, je l'ai pas vu venir... Tu
parles d'un réveil...
- ça va ?
- ouais, ça va, ça va... Rejoue, c'est
rien...
- Scusez-moi, hein..
- Ouais, ouais...
J'ai une photo de mon fils au fond de ma
veste. Une vieille mais quand même. Je vais pas la sortir maintenant,
j'aurais l'air d'un con. M'enfin, j'ai envie.... C'est comme ça, il me manque,
c'est tout...
Si les choses étaient plus simples. Je
passerais le voir. Si ça se trouve, ça ferait peut-être même plaisir
à sa mère. Mais les choses ne le sont pas... y a pas à se
prendre la tête. Coup de pied, je relance la balle.
Je suis en forme. Un bête ballon.
Voilà ce qu'il me faut. Si j'allais le voir avec ça, peut-être qu'il
comprendrait. J'ai eu peur, ça arrive. ça n'excuse pas la lâcheté mais
c'est humain. J'ai pas demandé à être père, moi, au
début... Maintenant, c'est peut-être différent.
Rien que s'il prend le ballon, même s'il dit
pas merci, je serais content. C'est rien, hein, c'est pas grand chose mais
ça me ferait plaisir. ça voudrait dire qu'il ne m'en veut pas. Qu'il
sait qui je suis. Qu'il n'a pas honte de moi. Et peut être qu'avec on pourrait
jouer ensemble.
- ça va, monsieur ?
- ça va... C'est cette saloperie
d'engin qui m'envoie de l'eau à la figure.
ça le
fait sourire. Si j'ai la force dimanche prochain, je passerais voir mon
garçon... Si j'ai la force... En attendant, c'est la honte, je viens
encore de me prendre un but.