Présentez, armes !
Il est prêt de moi, il est tout gentil, il me tient même l'épaule pendant que je pleure doucement. J'ai craqué, trop de pression, il fallait que ça sorte.
- Ce qu'il faudrait, c'est que vous preniez du temps pour vous.
- Mais je peux pas, je...
Je n'en dis pas plus, je repleure un coup pour faire bien tandis qu'il s'apitoie sur mon sort. Enfin, il retourne à son bureau, signe le document qu'il me tend.
- Prenez soin de vous...
Je grimace un sourire
- Allez dans le bureau de droite, le colonel va vous recevoir...
Je referme la porte. Pas besoin de lire le document. Je sais déjà ce qu'il y a marqué dessus. Malgré mes larmes sincères, je suis heureux, libre.
Enfin.
Mais il faudra attendre pour le montrer.
Reprenons une figure triste, l'air un rien fatigué. Bref, passons au bureau suivant.
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La veille
Nous nous connaissons à peine pourtant nous sommes tous là, qui en slip, qui en caleçon, parfois propre, parfois pas, en file indienne avec cet air de bovins qu'on mène à l'abattoir.
- Wah, ils font pipi, moi j'vais faire caca...
Mes nouveaux amis ne sont pas dénués d'humour.
- Moi j'vais mett'ma teub dedans...
Ni d'un brin de poésie. Bref, on est fait pour s'entendre.
Durant ces dix prochains mois.
Dix mois.
Dix longs horribles énormes infinis mois.
Alors que cette minute est déjà une épreuve.
Je ne vais jamais y arriver.
Heureusement, j'ai un plan. Faire le fou mais pas trop. Pas le déglingo qui se cogne la tête contre les murs. Non. Juste le type gentiment associable, pris par ses angoisses insurmontables, qui a peur des autres même s'il rigole de loin avec la bande. Celui qu'on ne cerne pas vraiment. Et dont on ne sait pas quoi attendre. Le meilleur, le pire ? Bref, mieux vaut le renvoyer chez lui.
En attendant le bon moment, je me suis tenu droit, j'ai répondu aux tests sérieusement. Ce serait trop facile de ne pas différencier un clou d'un marteau, trop évident. Trop simulateur. Je préfère donner la bonne réponse.
Devant moi, j'en vois un qui copie. C'est pas bien. Surtout que la réponse est "marteau". Je ne pensais pas qu'il fallait réfléchir. Peut-être ne sait-il simplement pas lire.
La journée se passe mollement. Tests, blagues de mecs, discussions de foot, vantardises sexuelles. Tout ce que j'aime. Je n'ai aucun mal à ne pas participer. J'observe ceux qui simulent la folie. Ils sont tous loin des autres, certains avec des (faux ?) tics nerveux. En majorité, je trouve qu'ils en font trop. Pas assez bons pour être crédibles.
Mieux vaudrait en faire moins.
C'est en tout cas, ma ligne de conduite.
Qui vivra verra.
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Ce soir, un petit jeune à balancer sa bouffe en nous traitant d'enculés. Les officiers ont tenté de le calmer sans succès. Il s'est mis à hurler, à jeter des trucs. Ils l'ont sorti de la cantine. On l'entendait beugler jusqu'au bout du couloir.
- Encore un qui va se retrouver en Allemagne, a rajouté le serveur.
- Simulateurs de merde. Ils nous prennent vraiment pour des cons, a rajouté l'officier.
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- A six heures demain, vous vous levez tous. Je ne veux pas en voir un traîner, ok ?
- Oui chef...
- Comment ?
- Oui chef !
- si y en a un qui dort, il va m'entendre.
Depuis des années, je suis indépendant. Personne me dit ce que je dois faire, ni comment je le fais. Je le fais, c'est tout. Je me lève le matin, je suis mes cours à la fac, je n'ai pas besoin qu'on me rappelle ce que je dois faire.
Surtout, je n'ai plus l'habitude.
Dix mois à entendre des ordres que je n'ai pas besoin de recevoir. Qu'on m'explique quand je dois dormir, quand je dois me laver les dents.
Sans compter mes camarades que je ne vais pas supporter.
Dix mois avec eux.
Iimpossible
- Bon vous vous couchez, j'éteins la lumière. Bonne nuit les filles...
- Bonne nuit chef
- C'est bien... vous apprenez vite.
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- Et l'autre oeil....
Depuis mon déjeuner franchement dégoûtant, ce n'est qu'une suite de tests. Oreilles, pieds, taille, yeux, tout y passe. Je ne suis même plus un être intelligent. Je ne suis plus qu'un morceau de bétail parmi d'autre. Mon Bac, je peux m'asseoir dessus. Idem pour mes études. Tout ça c'est du passé. Je le retrouverais à la sortie. En attendant, je fixe les lettres, je fais parfois semblant d'en prendre une pour une autre. ça serait dommage d'avoir vingt sur vingt à chaque oeil.
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Nous sommes dans une salle de cinéma. Les trois quarts de recrue ont dû sortir à l'appel de leur nom. Nous ne sommes plus qu'une petite bande à se demander pourquoi on nous garde au chaud. Le visage de l'officier change tout d'un coup. Il laisse tomber son air dur pour un sourire plus accueillant.
- Comme vous l'avez compris, ceux qui sont encore dans cette salle ont eu plus de xxx aux tests. Nous tenions à vous féliciter personnellement. Si vous le souhaitez vous pouvez devenir officier. Il vous suffit de passer une batterie de tests qui démarreront dans un quart d'heure. En attendant, le colonel va vous expliquer avec son sourire le plus avenant, pourquoi c'est chouette l'armée (je ne suis pas sûr qu'il s'agisse des mots exacts, ce n'est qu'une retranscription).
Le colonel (ou le sergent, j'en sais rien) fait son beau discours de G.O. de l'armée de terre. Et c'est vrai qu'il est drôlement convaincant. Devant moi, deux recrues se disent même qu'il est vachement sympa, qu'ils pensaient pas. Bref, à l'écouter, on va bien se marrer. Surtout si on passe les tests qui nous permettront de diriger la plèbe qui grelotte dehors.
Moi, je ne suis pas d'humeur à rire.
Alors je décline poliment.
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- Je vois que votre mère est atteinte d'une maladie grave. Un cancer c'est ça ?
Voilà un psy qui sait lire les formulaires....
- Mais vous savez, ce n'est pas grave, elle peut s'en sortir.
... Mais qui ne les lit pas jusqu'au bout. S'il avait continué, il aurait lu qu'elle était morte deux mois auparavant. Il parcourt la feuille, se rend compte de sa bévue.
Bien trop tard.
Moi je n'ai rien vu venir. C'est sorti tout seul.
Mal à l'aise, il se lève, fait le tour, tente de me réconforter.
Sa journée commence à peine.
Après moi, viendront d'autres.
Toute une batterie de gars à analyser.
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- Je suis désolé. Vous êtes P3+.
Je retiens très fort mon sourire.
- Le psychologue a estimé que vous n'étiez pas prêt à intégrer l'armée. Je... Si un jour, vous allez mieux. Venez nous voir, d'accord ?
Je hoche la tête. Je suis un gentil garçon qui veut sortir d'ici.
- Allez, bonne journée.
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- De la chatte, les mecs, de la chatte !
Ce n'est pas tout de passer deux demi journées avec des veaux, il faut aussi qu'ils fassent le retour avec moi.
- Hé vas-y, elle monte. Y a de la chatte, les gars.
La fille traverse le compartiment sans nous regarder. Comme je la comprends. Je pensais en avoir fini avec mes petits camarades.
Il me reste encore une heure de trajet.
La plus longue qui soit.
Après je serais libre.
Enfin.