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crevette domestique
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10 décembre 2010

Le bout de la langue

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- Goûte au moins avant de dire que t'aimes pas.

Non mais qu'est-ce que tu crois ? Que t'es la première à me demander ça ? Que je viens de débarquer à la cantine ? J'ai goûté des milliers de fois et je n'ai jamais aimé. Jamais. A chaque fois, j'ai eu envie de rendre mon déjeuner. Ce serait dommage que je vomisse mon bouchée à la reine alors que j'ai fait tant d'effort pour l'avaler.

- Tant que tu goûtes pas, tu bouges pas.

Dans mon assiette, la langue me fait de l'œil. Elle est mon seul passeport pour la liberté. Les autres sont déjà dehors, ils ont fini leur assiette, leur dessert, tout. Moi, je reste ici, dans cette salle, devant cette  femme à moustache qui tient absolument à me voir dégueuler.

- Rien qu'un petit bout, allez .

Un petit bout de langue venant d'un petit bout de vache coupé avec un petit bout de fer. Si seulement, elle pouvait retourner d'elle-même chez sa propriétaire.

- Allez goûte, maintenant !

Je prends mon courage à deux mains. Je tranche dans le vif. Je le noie sous un océan de purée froide. J'avale le tout espérant que mon palais ne fera pas la différence. Nos deux langues se rencontrent. Je mords la sienne. Le goût est insupportable. J'essaie de l'avaler d'un coup mais elle fait de la résistance. Elle s'accroche.

La dame de la cantine me sourit, fière de mon effort.Ce soir, elle pourra raconter son exploit à son mari. Comment elle m'a rusé pour me faire manger.

Je sens ce truc tortiller au fond de ma gorge.

Un peu d'eau pour faire couler.

Et pour ne plus y penser, je me fait un peu d'histoire. 

Quel est le premier à s'être dit "tiens, la langue, faut goûter" ? 

Pourquoi pas les oreilles ? Les gencives ?  Ou les yeux ?

On croque et pop, on en recrache un peu.

Alors que la langue s'est râpeux.

Et puis c'est affectueux.

Une bonne lèche, c'est presque de l'amour.

ça me viendrait pas à l'idée de la mordre.

De tirer jusqu'à ce que tout vienne.

Et de mâcher encore et encore...

Jusqu'à ce que le goût passe.

Mais ça ne passe pas.

Le morceau remonte.

Et le voilà revenu dans mon assiette.

A peine mâché, déjà recraché.

- Tu crois que tu vas t'en sortir comme ça ! M'en fiche de ta récrée, moi j'ai tout mon temps !

Intérieurement, je souris.

On peut rester là des jours si tu veux.

A l'heure où la barbe poussera sur ta moustache, je serais encore jeune, fringant et libre.

Peut-être même beau, qui sait.

A dix huit ans, tu ne pourras plus m'obliger.

Moi je m'en irais.

Et toi, tu resteras là, à obliger d'autres enfants, à les regarder vomir ce qu'ils ne veulent pas manger.

Ton quotidien aura un petit goût de dégueuli.   

- Allez fais-moi plaisir, mange une bouchée.

Elle tente la séduction.

Comme si ça pouvait marcher.

Je ne vois que ces petits poils au dessus de sa lèvre.

Pour ajouter au charme, elle tente un sourire.

ça fait ressortir ses dents jaunes.

Un jaune joliment assorti avec le vague blanc de ses yeux. 

Je ne sais pas ce qui me répugne le plus.

Involontairement, elle me motive.

Si je me coince le morceau sur le côté, elle n'y verra que du feu.

Je pourrais sortir d'ici.

Oublier son sourire.

Reprendre une vie normale.

Voilà. C'est difficile mais j'y suis arrivé.

Le bout était déjà bien pré mâché.

- Ben, tu vois quand tu veux...

Quand je voudrais, je te retrouverais...

Plus tard, quand tu seras en maison de retraite, je serais là, avec une bonne assiette.

Et je peux dire que la vengeance est un plat que tu mangeras tiède.

- Allez, tu peux sortir... Va jouer avec tes amis.

J'ai la langue sur le bout des lèvres.

Quand je serais éloigné, je la cracherais dans l'herbe.

Pour me rassurer, je regarde le menu de la semaine.

Demain, on mange du foie.

Je sais déjà ce qu'elle me dira.

ça commencera par "Goûte au moins avant de dire que t'aime pas".

 

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Commentaires
R
Elle est presque monstrueuse ! <br /> <br /> Vous écrivez certains textes comme des films.
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R
Le pire c'est qu'une fois devenu parent, tu te surprends à ressortir "non mais mange un peu" ou "allez, une dernière cuillère" voire même "goûte au moins". Par contre, jamais je ne fait manger de la langue, du foie, des tripes, de la cervelle ou n'importe quelle saloperie sortant du bloc opératoire à mes enfants. Déjà que moi, je ne peux pas, je ne me vois pas les obliger non plus.
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B
Ahhh le nombre de "finit ton assiette !" qu'on m'a servi... et parfois même resservi (froid) le lendemain au p'tit dej si c'était pas passé la veille.... rhaaaa les affreux souvenirs qui me remontent là d'un coup... burp... pardon.... j'ai toujours pas digéré en fait !
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