Le gang du rayon hygiène
Ils sont là, au niveau des couches confiance, en train d'échanger des banalités avec leurs caddies customisés.
Les autres ont peu de place pour passer mais ils s'en moquent. Ils ont tout leur temps. On dirait presque qu'ils attendent leur proie. Et je suis la victime idéale.
"Ne les regardes pas, fais comme si de rien n'était."
J'avais tout prévu. Sauf de toucher l'un de leurs caddies. Et malgré mon "pardon", je sais que je viens de me condamner.
Leur chef me dévisage malgré ses lunettes triple foyer. ça dure trois secondes, ou trois minutes, je ne sais pas. Quand finalement, ils me laissent passer, je file sans me retourner.
Devant les brosses à dents, je fais mine de m'intéresser aux poils souple. Pourtant, j'entends clairement la roue d'un caddie mal huilé grincer vers moi.
- Alors, on snobe Tatie Janine ?"
Elle me dévore des yeux. Son maquillage déborde sur ses dents. On dirait qu'elle va me dévorer.
- Viens me faire un bécot et ce sera pardonné."
Sa peau suinte d'un mauvais fond de teint. Elle fait des bruits secs pour m'embrasser. Je ne sais pas ce qui me prends, un réflexe d'enfance, je m'approche. Elle en profite pour me coller son mouchoir mouillé sur la joue.
- Attends, t'as une poussière"
Trop tard pour esquiver. A l'autre bout, ça ricane en toussant. Seul le chef est furieux. Il fait claquer ses dents et les rires s'arrêtent. Tous les caddies viennent m'entourer.
- Dis donc, puceau, j'ai rêvé ou tu fais du gringue à ma copine ?"
- Je... non, c'est elle qui...
- Pardon ? Je suis un peu sourd, tu peux répêter ?"
Ils n'en finissent pas de rire. Et moi, je suis à deux doigts de m'effondrer.
- Tiens, prends ça, à ton âge, on risque facilement des boutons.
D'autorité, il jette la crème contre l'acné dans mon caddie.
- S'il vous plait, j'ai des enfants... Je voulais pas vous déranger...
- T'entends ça, Josiane ? Le petit voulait pas nous déranger... Mais nous, on a tout notre temps, gamin. Je peux même te dire qu'on est là pour l'éternité !"
Le vigile passe une tête, j'essaie de l'alerter. Mais il détourne le regard, fais mine de repérer de jeunes voleurs. Il part vers les bonbons sans nous calculer. Je sais ce qu'il se dit : "j'ai trimé pour en arriver là, je ne vais pas me faire dépasser par une bande de retraités". Peut-être qu'il a connu la guerre, que pour lui, tout ça, c'est du repos. Que se battre contre une bande de personnes âgés, c'est au delà de ses forces. En attendant, je suis perdu.
- T'as perdu ta langue ? Josiane, tends-lui ton mouchoir, le petit arrête pas de renifler.
Elle m'en remets un coup sous le nez.
- Qu'est-ce qui se passe ici ?"
La main sur le talkie, il s'approche tranquillement. Son badge indique clairement qui fait la loi ici. Les caddies s'écartent, je peux à nouveau respirer.
- Alors, Gaston, il parait qu'on embête la clientèle ?
- On l'embête pas, on discutait juste. Hein, gamin ?
Son regard était plus tranchant qu'un couteau à beurre émoussé.
- Non... ils....
- Et qu'est-ce que c'est que ces caddies ? C'est pas homologué dans mon quartier.
- Bah, on les a juste amélioré... A nos âges, vous savez.
Dans la panique, je n'avais pas totalement remarqué. La barre couleur Vuitton, la tête de mort sur les côtés, les flammes sur les roues, le grillage en barbelé et le drapeau "born to be alive" collé sur le casier.
- Vous voyez ces caméras, elles vous ont à l'oeil toute la journée. Un pet de travers et j'envoie une copie de vos exploits à votre famille. J'ai hâte de voir la réaction des petits quand ils découvriront la vraie personnalité de papis mamies."
Ils ont perdu de leur superbe. Janine se cache dans son Kleenex. Les autres font bouger leurs dentiers, embarrassés. A les voir comme ça, ils feraient presque pitié.
- Je me répète mais ici, c'est mon supermarché. Alors ça roule droit, ça passe à la caisse et ça laisse la clientèle consommer en paix. Compris ?"
Ils hochent la tête comme des enfants pris en faute. Seul le chef me menace du regard.
- Maintenant, filez au rayon frais. Et que je ne vous vois plus boucher les entrées !"
D'une main tremblante, je remets la crême dans le rayon.
- ça va, pas trop de bobos ?
- Non, plus de peur que de...
- C'est pas de la mauvaise graine. Ils occupent le temps comme ils peuvent et des fois, ça déborde.
- Je comprends, j'ai moi-même...
- Avec leurs petits enfants, ils sont doux comme des agneaux. ça ronchonne un peu pour le sport. Mais quand ils sont seuls, ils ont besoin de se défouler. C'est humain, non ?
- Oui, on est tous...
- Et c'est mon rôle de les remettre dans le droit chemin. On a pas le droit d'embêter les honnêtes gens. Déjà qu'ils font pleurer mes caissières.
- J'imagine que ça doit pas être...
- Je vais vous raccompagner. On sait jamais qu'ils vous attendent devant le photomaton. Ils n'ont pas tous bonne mémoire mais certains sont rancuniers.
A l'entrée, nous ne croisons qu'une bande de personnes âgées en fauteuil handicapé.
- C'est pas vrai. Cette journée est une tartine de merde beurrée des deux côtés...
- J'ai du mal à voir l'im...
- Filez dans votre voiture et mettez les bouts, vite. La bande des coupons de réduction vient de débarquer, va y avoir du gros temps.
- Il y a petit vent mais...
- Avec les autres, ils peuvent pas se supporter. S'ils se rencontrent, il va pleuvoir des hanches dans tout le magasin.
Pas le temps d'argumenter, il a filé en courant à l'appel de la caisse 5 qui pleurait pour avoir de l'aide.
C'est là que j'ai réalisé que c'était aussi ma faute.
Il ne faut jamais faire ses courses en pleine journée.
On sait toujours sur qui on va tomber.