Les années Stupeflipper
Mon ancienne école
m'a appris que bientôt, j'aurais peut-être la possibilité de
revendiquer un bac +5 ou une équivalence DESS. Bref, un truc musclé qui
prouverait à la face du monde que j'ai fait des hautes études et qui me
permettrait de dire à mon fils "Tu vois mon gars, ton père en a sué
pour arriver là." ça fera joli pour les dames, ça rendra tout le monde
fiers de moi et remontera un peu mon estime personnelle.
Pour
autant, ça m'amuse de penser que j'ai fait des hautes études. Car
même si j'ai bossé, j'ai quand même passé beaucoup de temps à observer
avant de m'y mettre. Bon, c'est vrai, on peut aussi dire que j'ai
franchement glandouillé.
Avant
d'être accepté par mon école (j'ai tenté trois fois le concours), j'ai
passé une bonne année, peut être plus, les mains collées à un flipper.
J'avais reçu un héritage qui me permettait de prendre un peu de recul
sur la vie (oh comme c'est joliment dit), de vivoter dans mon coin et,
par manque de caverne, je n'ai pas eu d'autres choix que d'aller me
réfugier dans le premier café du coin.
L'endroit permettait
de retrouver chaque jour les mêmes gens au même endroit à la même
place. Un avantage non négligeable pour quelqu'un comme moi qui, à
cette époque assez agitée, avait franchement besoin de repères. J'avais
un vrai plaisir à rejouer chaque jour la même partie et à observer mes
camarades de comptoir.
Le
patron derrière sa caisse qui me laissait jouer sans broncher (je
gagnais tout le temps) et qui me lançait parfois un coup d'oeil
embarrassé, me prenant un peu en pitié, l'air de se demander ce que
j'allais devenir à forcer de rester là à rien foutre. Qu'il se rassure,
je me posais la même question.
Le garçon
de café ensuite, élevé à l'humour de serveur parisien, pince sans rire
et ironique, prenant un malin plaisir à se moquer de ses clients, en
rajoutant une couche de mordant quand ces derniers ne comprenaient pas
son humour.
A
l'autre bout du comptoir, le syndicaliste et son disciple.
Vraisemblablement, ces deux là travaillaient à la poste d'en face mais
leur bureau se trouvait à mi-temps, de ce côté-ci de la route. Les
discussions commençaient souvent par"Jean Claude, tu te laisses trop
faire" avant de se terminer, quelques heures plus tard, par un "Tu
m'énerves, tu comprends jamais rien". Et le Jean Claude d'hausser les
épaules en attendant que le vent passe. Parfois, le mercredi, ils s'y
mettaient à deux pour l'éduquer. Avec des comme lui, le Grand Soir ne
serait pas pour demain. M'enfin, avec un peu de patience, il fera un
bon soldat. Eux s'imaginaient déjà en généraux dirigeant les
opérations. En attendant, ça picolait doucement. Je retrouvais un peu
l'ambiance du "Ventre de Paris" de Zola, cela d'autant que tout se
passait derrière les Halles. Malgré tout, on était encore loin de la
Commune.
Vers
13h00, le commercial venait glisser sa pièce dans MA machine. Un
sandwich vite avalé, un demi bu vitesse grand V et des grandes claques
sur le flipper pour faire passer le tout. Si ça ne fait pas gagner, ça
défoule. Il parlait peu, gagnait encore moins, soupirait souvent et
repartait, au final, en me laissant plusieurs crédits.
Dans
un coin, deux anciennes mannequins grignotaient leur croqu'
-salade. L'une le tartinait d'une montagne de moutarde, petit geste de
rébellion quotidien. ça papotait en regardant la rue, parlant des
nouvelles, des anecdotes de bureaux et des prochaines
collections. Parler du boulot au moment de la pause visiblement, ça
décompresse.
Vers
17h00, c'était le couple. Le grand maigre et la petite mouche. Il avait
l'air gentil quoiqu'un peu mou. Elle au contraire était un vrai paquet
de nerfs qui se lâchait une fois la machine en main. Elle serrait les
dents, suait un peu tandis que son supporter préféré se faisait
charrier par le garçon de café.
Une
heure après, mes cours se terminaient. Je laissais la place aux
étudiants du soir, ceux qui après une journée de taff, se retrouvent
pour prendre l'apéro et claquer quelques parties. Une petite heure
avant de rentrer chez eux, retrouver femmes et enfants. ça discutait
football, blagues gentiment cochonnes et médisances. Bref, ça
m'intéressait moins.
Je
ne faisais rien et pourtant j'avais l'impression d'apprendre.
Simplement parce que j'observais. Personne ne me disait quoi faire ou
comment. Une vraie parenthèse de liberté surtout pour un étudiant. Au
final, ces quelques moments m'ont même servis à écrire la lettre de
motivation de mon école. Je l'ai faite sur le mode de la discussion de
café en m'inspirant de mon syndicaliste et de son disciple.
Visiblement, ça a amusé tout le monde.
Avec un sourire, j'ai été accepté.