La conspiration capillaire
-Tu vas
voir, bientôt, je vais me barrer. lls vont pas s'en rendre compte, le temps de
se retourner, j'aurais mon salon...
Pendant toute mon adolescence, je suis
allé chez le même coiffeur...
- Attention, ce sera moins grand qu'ici... Au début,
ce sera même moins luxe. Mais bon, quand tu vas chez un coiffeur, c'est
pas pour la déco...
Les miroirs étaient en forme de hublots.
Tout le reste était un aquarium géant où quelques poissons exotiques
coulaient des jours heureux en regardant des hommes se faire couper les cheveux...
- Tu vois Sophia, la grande brune avec une frange,
elle part avec moi... Ils ne s'en doutent même pas. ça leur fera les
pieds à tout ces cons...
Pour un peu, tout aurait été luxe, calme,
revues pour homme et volupté si je n'avais pas eu ce même coiffeur qui
sempiternellement me rappelait depuis des années qu'un jour prochain, il allait
se barrer.
Ce con me faisait
redouter chaque rendez-vous.
- J'ai
mis de côté, j'ai vu les banques, je devrais avoir une réponse d'ici une
quinzaine. Si j'ai leur accord, je démarre demain... Hé, Motus, hein, t'en
parle à personne...
Je sais pas combien de fois, il m'a parlé de
ses projets. Je crois que j'ai grandi avec. Au début, j'étais assez petit, à
peine pubère, je le trouvais très impressionnant. Il était jeune, il avait de
l'ambition et du succès. Et déjà au début, quand il était la fierté de la
boutique, il me confiait ses secrets de conspiration.
- Si
quelqu'un du salon l'apprend, je suis mort. Professionnellement, je serais
mort.
Je sortais de là, je portais un lourd
secret, un acte de rébellion dont j'étais le complice malgré moi. De temps à
autre, j'aimais imaginer que les flics débarquent chez moi pour me
demander quel était le secret de Rémy, le coiffeur du salon
Jean Claude Philippe.
- Vous
voyez ces photos. Ce sont des gens qui ont disparu du salon les quelques
semaines après son départ. Où vont-elles ? Où est-ce qu'il les coiffe ?
Au fil des années, en
devenant ado, il a cessé de m'impressionner. D'autant que son aura
commençait à perdre de sa superbe.
La fin des années 80 approchait, sa coiffure
à la Miami Vice perdait de sa fraîcheur. Il était tant de relooker s'il ne
voulait pas finir dans un musée 80's. Pas encore vieux mais plus tout
à fait jeune. Il n'était plus la fierté de la boutique, juste un coiffeur dont
on est content. D'autres coiffeurs primés étaient arrivés dans le salon et
Rémy était devenu une étoile parmi d'autres.
- hier,
ils ont pas arrêter de m'emmerder. Hé Rémy ceci, hé Rémy cela, et que tu
passes pas assez le balai, et que c'est toujours les autres qui
font le boulot à ta place. Tu parles... Elle va avoir une sacré
surprise le jour où je ne serais plus là.
A force, le personnage perdait de sa
splendeur. Il s'usait à chaque conspiration. Ce n'était plus sur un coup de
tête, c'était pour un prochain mois, d'ici quelque temps... Il ne
voulait plus s'enfuir parce qu'il représentait une certaine valeur mais plus
parce que tout le monde autour de lui commençait à le faire chier.
L'habitude s'était installée et en avait profité pour lui couper les
ailes. Je l'ai vu jusqu'à mes vingt ans. Et finalement, Je suis parti avant
lui.
Je m'imagine dans quelques années, y
retourner, le découvrir en directeur de salon vieillissant qui,
en souvenir du bon vieux temps, me ferait une dernière coupe, tout en me
glissant à l'oreille.
- Les
jeunes, aujourd'hui, ils valent plus rien. Je te le dis à toi mais bientôt Je
vais tout fermer et je vais me barrer. J'ai un plan pour revendre la
boutique... Y faut voir les conditions mais ça à l'air juteux... A mon
avis d'ici un an ou deux... Trois peut-être...